samedi 4 octobre 2008

Jour de lessive

Paroles d'enfance de Jean-Pierre Guéno : Les textes non retenus, faute de place.
Les Arènes vous offrent des textes inédits de «Paroles d’enfance». Ils suivent la même progression que celle qui rassemble les textes du livre. Ils sont le fruit de l’avant-dernière sélection de Jean-Pierre Guéno, de la toute _ dernière ligne droite alors qu’il venait de choisir les plus beaux textes parmi plus de 40 millions de signes envoyés par les auditeurs de Radio France et par les lecteurs du Nouvel Observateur, et qu’il avait encore 150000 signes de trop pour aboutir au livre illustré….


En me levant, je sens une odeur de savon. Jour de lessive.
Dans la cuisine, la lessiveuse glougloute, des bulles de savon explosent. La vapeur qui s’en échappe répand une humidité qui colle à la faïence des murs et aux vitres des fenêtres. De fines gouttelettes se forment sur les carreaux et, de mon doigt, je suis la traînée laissée.
Régulièrement Fatima vient remuer le linge avec une grande cuillère en bois, à longs manches. Elle surveille le linge qui bout, comme une cuisinière qui craindrait que sa sauce tourne. J’aurais bien voulu l’aider, mais trop petite, même perchée sur un tabouret.

Pendant que je prends mon petit déjeuner, Fatima dans la buanderie, rempli d’eau le baquet.
Elle descend la lessiveuse, la pose à terre. Avec d’énormes pinces en bois, elle transvase le linge, pièce par pièce dans la cuve en bois. Le linge flotte quelques secondes, se gonfle d’air et tout d’un coup se dégonfle et coule. Impatiente, j’attends, debout sur un tabouret, avec mon morceau de savon, enveloppée dans un énorme tablier. Fatima me réserve les mouchoirs, les chaussettes, quelques fois un torchon et, je commence à laver, l’imitant dans ses gestes de lavandières.


Je savonne, je frotte, je rince. L’eau claire se transforme au fur et à mesure des rinçages en eau d’un blanc laiteux. De légères bulles se forment à la lisière de l’eau. Mon grand jeu est d’agiter l’eau pour en faire plus. Ma manche, relevée au-dessus du coude, régulièrement s’imbibe. Afin de mieux laver, je mouille régulièrement mon mouchoir, en y jetant de l’eau avec la main. Trop souvent, trop brusquement. L’eau déborde de la planche à laver, dégouline le long de la paroi du baquet, appuyée contre, je me retrouve très vite trempée.

A chaque lessive je suis aussi mouillée que le linge que je frotte, frotte, à m’en écorcher les doigts. Ma main d’enfant, dérape et se cogne régulièrement contre les cannelures de la planche. Mes doigts plissés par leur trempage me font rire.

Ultime rinçage dans l’eau que Fatima vient de remplacer. L’eau est froide et je frissonne dans mes vêtements mouillés. Nous partons étendre dans le jardin. Fatima coince la corbeille pleine de linge sur sa hanche, je plonge mon nez au milieu, j’aime l’odeur de savon qu’il répand.
Trop petite pour atteindre le fil, je lui passe les épingles à linge en bois ; je joue avec et me pince avec le ressort, douleur vive qui me fait secouer la main et sucer mon doigt rougi.

Lorsqu’il y a des draps, nous prenons chacune un bord, après l’avoir plié en quatre, nous tirons chacune notre tour pour le défroisser. Fatima ayant plus de force que moi, j’y mets toute ma force de petite fille. Dans mon énergie, je perds l’équilibre, ne pouvant me raccrocher au drap, je tombe sur les fesses. Cela fait rire Fatima. Je l’ai soupçonnée de me déséquilibrer volontairement, pour voir ma mine déconfite, les fesses par terre.

Après ces heures passées dans l’humidité de mes vêtements, je vais me changer, pour éviter une fessée inutile de la part de ma mère.

Je rejoins Fatima dans la cuisine qui a sorti l’huile d’olive, des tomates, le pain et du sel. Elle coupe un morceau de pain, le tranche en deux et, après avoir badigeonné chaque tartine d’huile, le frotte de tomate ; la mie en rosit, imprégnée de jus et de chair. Elle en confectionne un second.
Assise sur un tabouret, je regarde les préparatifs, l’eau à la bouche, Fatima me tend enfin une tartine. Je déguste en silence, Fatima fait de même. L’huile coule le long de ma bouche, descend jusque sous mon menton. Je m’essuie d’un revers de main, je me lèche les doigts. Moments volés avant le déjeuner, moments tenus secrets avec Fatima. J’attends avec hâte la semaine prochaine, Fatima m’a promis que je pourrai laver la veste de mon pyjama.
Août 2006

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