samedi 20 mars 2010

Seul

Le pianiste parti, il n’y a pas un seul piano au monde qui se souvienne du récital donné.

Lorsque le premier pianiste a touché mes touches, fait vibrer mes cordes et mes marteaux, après avoir longuement travaillé avec l’accordeur, mon émotion était telle que si j’avais pu, j’aurais versé des larmes.

Je suis seul, comme tous les jours, toutes les nuits dans cette immense salle vide.
Vide de lumière, vide de son, vide de tout.

Mes notes dorment, et j’ai beau essayé depuis tant d’années de me souvenir de la façon dont le pianiste a joué, ce qu’il a interprété, rien, pas un son ne vient.

Moi, qui ne suis jamais remercié, jamais applaudi, moi qui suis tout pour le pianiste, je n’ai pas d’âme, pas de mémoire.
Seul je ne sers à rien.

Je vieillis, et je sais que très bientôt, je vais atterrir dans un musée, ou au pire dans une salle de conservatoire où de futurs non Mozart, vont faire grincer mes notes, déraper sur mes touches et frapper mon clavier à m’en rendre sourd.
Sourd comme Beethoven qui n’avait pas besoin d’entendre ce qu’il écrivait, les notes chantaient sous la vibration que je lui offrais.
Grâce à moi le piano, Beethoven a pu composer. J’étais le son qu’il n’entendait plus.
Et pourtant je ne me souviens jamais d’un récital.

Peut-être est-ce mieux ainsi, parce que trop de notes, trop de sons, trop de vibrato staccato, trop de doubles croches ferait que je pourrais emmener le pianiste dans ma folie du souvenir des récitals.
Cela m’amuserait de me rebeller, alors que chaque pianiste m’impose ses choix musicaux, je pourrais, moi l’instrument (sans lequel aucun pianiste ne serait) l’obliger à me suivre.

Je ne me souviens de rien, juste de l’accordeur qui vient régulièrement me voir, écouter chaque note, me resserrer, me détendre, m’écouter. Parce que depuis tant d’années de service, seul l’accordeur m’écoute réellement.
Le pianiste se contente de jouer et de s'écouter.
Ah bien sûr, il est fier de jouer sur un….
Un quoi d’ailleurs, je ne suis pas une marque, je suis un piano n’ayant pas la mémoire du dernier récital.

Seul au milieu de cette scène, je me demande ce que je fais là.
Je me lèverais bien pour me faire jouer ce que ce dernier pianiste à interprété, me faire vibrer, je me connais si bien.
Hélas, je ne le peux.
Je ne m’entends que résonner et je ne sais pas faire la différence entre un diez et un bémol, le bécarre ou les triple croches qui font que quelques fois, j’ai du mal à suivre.
A suivre quoi… ?
Ce que je n’ai jamais entendu ?
Chaque soir après le récital, ils enferment mon clavier, ma table d’harmonies et je me tais.

Ce silence ne me convient pas, je suis seul, toujours seul, je n’appartiens à personne. Je suis le seul instrument qui reste ici.
C’est ainsi, moi piano de concert, on me trimballe sur roulettes, me place et me déplace et m’abandonne dans le silence après chaque récital.
J’appartiens à cette salle, jusqu’au futur jour de ma mise au rancart.

C’est assez insupportable ces nuits, seul planté sur la scène d’une salle vide ; ces journées, dans le vacarme des bruits d’aspirateurs, du claquement des sièges rabattus, des projecteurs qui font des «essais de lumière», des chiffons qui me frottent pour enlever des grains de poussières qui me gratteraient le dos, des brosses qui font briller mes pédales.
Tout cela pour m’entretenir, me tenir en bon état de conservation, pour le prochain récital.
Mais, seul, toujours seul.

Avez-vous déjà rencontré un pianiste emportant son instrument ?
C’est pour cela que mes lointains ancêtres, le soir du premier concert donné, ont décidé de ne rien garder en mémoire, refusant d’aider un concertiste qui perdrait les pédales en oubliant ses notes.
C’est ainsi.
Le pianiste parti, il n’y a pas un seul piano au monde qui se souvienne du récital donné.

Texte écrit à partir de cet incipit "Le pianiste parti, il n'y a pas un seul piano au monde qui se souvienne du récital donné" et de la photo qui illustre le texte.
Kaléïdoplumes

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