Tu as choisi de participer à la grande manifestation contre les attentats terroristes. Je suis heureux pour toi que tu aies pu être présente dans les rangs de tous ceux qui marchaient contre le crime et contre la violence aveugle des fanatiques. J’aurais aimé être avec toi, mais j’étais loin, et pour tout dire je me sens un peu vieux pour participer à un mouvement où il y a tant de monde . Tu es revenue enthousiasmée par la sincérité et la détermination des manifestants, beaucoup de jeunes et des moins jeunes, certains familiers de Charlie Hebdo, d’autres qui ne le connaissaient que par ouï-dire, tous indignés par la lâcheté des attentats. Tu as été touchée par la présence très digne, en tête de cortège, des familles des victimes.
Tes parents ont tremblé pour toi, mais
c’est toi qui avais raison de braver le danger
Emue d’apercevoir en passant un petit enfant d’origine africaine qui
regardait du haut d’un balcon dont la rambarde était plus haute que lui. Je
crois en effet que cela a été un moment fort dans l’histoire du peuple français
tout entier, que certains intellectuels désabusés voudraient croire frileux et
pessimiste, condamné à la soumission et à l’apathie. Je pense que cette journée
aura fait reculer le spectre de la discorde qui menace notre société plurielle.
Il fallait du courage pour marcher désarmés dans les rues de Paris et
d’ailleurs, car si parfaite soit l’organisation des forces de police ,
le risque d’un attentat était bien réel. Tes parents ont tremblé pour toi, mais
c’est toi qui avais raison de braver le danger. Et puis il y a toujours quelque
chose de miraculeux dans un tel moment, qui réunit tant de gens divers, venus
de tous les coins du monde, peut-être justement dans le regard de cet enfant
que tu as vu à son balcon, pas plus haut que la rambarde, et qui s’en
souviendra toute sa vie.
Cela s’est passé, tu en as été témoin.
Ils ne sont pas des barbares
Maintenant il importe de ne pas oublier. Il importe – et cela revient aux
gens de ta génération, car la nôtre n’a pas su, ou n’a pas pu, empêcher les
crimes racistes et les dérives sectaires – d’agir pour que le monde dans lequel
tu vas continuer à vivre soit meilleur que le nôtre. C’est une entreprise très
difficile, presque insurmontable. C’est une entreprise de partage et d’échange.
J’entends dire qu’il s’agit d’une guerre. Sans doute, l’esprit du mal est
présent partout, et il suffit d’un peu de vent pour qu’il se propage et consume
tout autour de lui. Mais c’est une autre guerre dont il sera question, tu le
comprends : une guerre contre l’injustice, contre l’abandon de certains
jeunes, contre l’oubli tactique dans lequel on tient une partie de la population
(en France, mais aussi dans le monde), en ne partageant pas avec elle les
bienfaits de la culture et les chances de la réussite sociale.
Trois assassins, nés et grandis en France, ont horrifié le monde par la
barbarie de leur crime. Mais ils ne sont pas des barbares. Ils sont tels qu’on
peut en croiser tous les jours, à chaque instant, au lycée, dans le métro, dans
la vie quotidienne. A un certain point de leur vie, ils ont basculé dans la
délinquance, parce qu’ils ont eu de mauvaises fréquentations, parce qu’ils ont
été mis en échec à l’école, parce que la vie autour d’eux ne leur offrait rien
qu’un monde fermé où ils n’avaient pas leur place, croyaient-ils. A un certain
point, ils n’ont plus été maîtres de leur destin. Le premier souffle de
vengeance qui passe les a embrasés, et ils ont pris pour de la religion ce qui
n’était que de l’aliénation.
Il faut remédier à la misère des esprits
C’est cette descente aux enfers qu’il faut arrêter, sinon cette marche
collective ne sera qu’un moment, ne changera rien. Rien ne se fera sans la
participation de tous. Il faut briser les ghettos, ouvrir les portes, donner à
chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix, apprendre de lui autant
qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se construire une étrangeté
à l’intérieur de la nation. Il faut remédier à la misère des esprits pour guérir
la maladie qui ronge les bases de notre société démocratique.
Je pense que c’est ce sentiment qui a dû te frapper, quand tu marchais au
milieu de cette immense foule.
Pendant cet instant miraculeux, les barrières
des classes et des origines, les différences des croyances, les murs séparant
les êtres n’existaient plus. Il n’y avait qu’un seul peuple de France, multiple
et unique, divers et battant d’un même cœur. J’espère que, de ce jour, tous
ceux, toutes celles qui étaient avec toi continueront de marcher dans leur
tête, dans leur esprit, et qu’après eux leurs enfants et leurs petits-enfants
continueront cette marche.
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