vendredi 12 septembre 2008

Le silence et la mort

Encore une journée seule dans le silence, sans mot, sans échange, soupira t’elle !
Depuis de trop longues années, elle ne conjugue plus le verbe être invitée et inviter.

Elle regarde ses fauteuils aux bras si accueillant qui ne reçoivent plus personne, privés de présence eux aussi.

Combien de fois s’est-elle demandée à quoi servent ces verres, ces nappes qui dorment tranquillement dans le meuble dont la porte ne grince plus, fermée par le vide de sa vie de solitude.
Combien de fois a t’elle eu l’envie de tout jeter objets inutiles aujourd’hui.

Elle ne dresse plus de table, ne sert plus d’apéritif, a oublié le goût d’une sauce mijotant pour ses amis, a perdu le sourire du plaisir d’ouvrir sa porte.
La sonnette elle aussi est muette sous le doigt de ses amis absents.

Tous ses amis se sont brutalement évanouis dans le silence des années.
Tout a commencé lorsque son mari est parti, brutalement lui aussi, sans prévenir de sa fuite organisée depuis plus d’un an.
Elle perd un mari, un statut social, future femme divorcée…
Si au début, il y a eu de la compassion, elle est devenue celle «qui dérange la table». Ces paroles ont sonné le glas de son amitié vieille de 20 ans et a décidé de ne plus s’imposer ; acceptée dans un tête à tête avec le couple mais, en société, femme célibataire, elle pourrait faire son marché chez les maris de ses amies.
Ses amies ont eu peur qu’elle agisse comme elles.

Jusqu’au jour où elle a dû s’inscrire au ASSEDIC.
Lors de conversations, elle a pris conscience qu’en perdant son travail, elle a aussi perdu, aux yeux de ses amis, la mémoire de ce que veut dire «travailler».
Elle est devenue idiote, au courant de rien, et, régulièrement coupée de ses affirmations ; on lui fait comprendre, qu’en ne travaillant plus, elle est devenue amnésique de toutes réflexions, de toutes réalités de la vie.
Elle se rend compte aussi qu’elle n’a jamais été prise au sérieux. Déjà, lorsqu’elle avait décidé de retravailler, on lui a demandé pourquoi une femme de médecin travaillerait ?
La femme du médecin qu’elle était ne supportait plus d’entendre les conversations de ses amies dont le sujet unique était les vomis, les diarrhées, les beuh, beuh de leurs rejetons. Comme si devenir mère enlève tout autre discussion, que l’arrivée d’un enfant ôte à la femme une réflexion autre que celle des couches, du biberon, du rôt non fait.

Et puis, elle se retrouvait dans la même situation que celle qui l’a (mal)élevée. Combien de fois en rentrant du collège, elle avait dû en plus de ses devoirs, faire travailler sa petite sœur, lui donner son bain, faire à manger, mettre la table, parce que madame sans travail était au bridge, au tennis ou dans le lit de ses amants qui lui faisaient oublier l’heure.

Il n’était pas question pour elle de devenir cette femme oisive, ses enfants, attendre le retour de son mari qui travaille, bridger, jouer au tennis, penser aux invitations à faire, tricoter, coudre, faire du piano, de la peinture, ou courir.
Elle aimait par dessus tout s’occuper de ses enfants, jouer avec eux, leur raconter des histoires, les emmener au jardin. Elle pensait que travailler c'était exister.

Elle se souvient de sa fierté d’annoncer à un ami d'être l'attachée parlementaire d’un sénateur. La réplique cinglante, encore aujourd’hui elle ne l’a pas comprise :
- toi ? Attachée parlementaire, tu en es incapable, pourquoi toi ?
A l’époque, cela l’a blessée, se pensant incapable de rien.

Son dernier poste (avant ce chômage qui l’a coupé de toute vie sociale) jamais personne ne lui a dit que c’était bien, dans le sens, super. Elle, si étonnée lorsque l’on lui a demandé si elle acceptait d'être responsable du service de presse.
Elle a failli se retourner pour savoir à qui s’adressait cette demande, seule dans le bureau, c’était bien à elle que cette demande était faite.
Elle a dit oui, sans savoir si elle en était capable. Occultant ses qualités, ses capacités de travail, cette responsabilité ne lui était pas offerte sur sa seule bonne mine.

Aucun de mes amis ne l’a félicitée.
Lorsqu’elle s’est retrouvée à pointer au chômage, le fil que qu’elle tentait de garder tendu depuis des années avec ses amis à cassé.

Ses amis n’ont pas supporté sa déchéance, qu’elle a osé montrer, au fur et à mesure des mois, des ans, ils ont fui, sans donner de raison.
Elle, connaît leurs raisons.

Changement de vie qui ne tolère pas de témoin, surtout si ces amis ont eu, un jour besoin d’elle.
Disparus, ne prenant plus la peine de rappeler aux messages laissés sur leur répondeur. Jusqu’au jour où elle a décidé de ne plus téléphoner, sachant qu’en réponse elle aurait le silence, le vide de l'absence.
Avec le recul, elle se rend compte qu’elle les a aidés, une dernière fois, en ne les contactant plus, ils n'avaient plus à se justifier de leurs silences, de leurs absences dans la fuite.

Certains jours, elle regarde ses silencieux, les prend, en leur parlant ; vérifie leur fonctionnement, les repose sur leur socle, triste, résignée, ses téléphones eux aussi sont devenus muets.
Lorsque celui de la maison sonne, elle écoute, surprise, heureuse, il y a quelqu’un qui va lui parler. La surprise est courte, l’erreur s’excuse de ce dérangement.
Pas de famille pour prendre de ses nouvelles, plus d’amis désirant raconter leurs joies ou tracas.
Seuls ses enfants lui téléphonent et elle répond toujours enjouée, ne laissant jamais transparaître la détresse de la solitude.
Elle remarque dans sa vie vide de contact, de tendresse que même les animaux, en ont besoin. Le vieux chat l’appelle en miaulant, juste pour vérifier qu’elle est là, plongeant le museau dans sa gamelle qu’après quelques caresses qui le font ronronner très fort.
Le chien qui vient lui aussi demander une caresse, un contact.

Elle a oublié la tendresse, enfoui son souvenir afin de ne souffrir de la sécheresse de sa vie, sans amour, sans partage, sans contact, sans mot, sans rire.

Si au début de cette débâcle humaine, elle s’est révoltée, en pleurant sa détresse, tentant de comprendre ce qu’elle a fait pour que ses amis lui tournent le dos, aujourd’hui elle ne pleure plus.
Son cœur n’est pas sec. Non, mais elle a monté une barrière qui la protège de ce vide de contact, de ce puits sans fond de silence qui l’entoure et l’anéantit.

Souvent elle regarde son piano, silencieux parce qu’elle n’a plus envie de s’y asseoir. Soulever son couvercle, choisir une partition est devenu un gros effort, casser le silence qui l’entoure est douloureux.
Elle envisage depuis un moment de s’en séparer, à quoi sert un piano s’il n’émet pas de son ? Il n’est pas fait pour trôner dans une pièce, tel un objet posé sur une étagère.
Il ne vit plus lui non plus, ne vibre plus. Incapable de peindre ou de dessiner trop gros effort, trop nulle.

Ecouter de la musique devient douloureux, le silence dans lequel elle vit malgré elle, ne désire plus être dérangé même par Mozart ou Brahms.
Le silence devient son tombeauil s'est installé sans y être invité, sournoisement comme un pique-assiette.
Elle a bien tenté de le mettre dehors, il lui colle à la peau et, malgré ses luttes, ses ultimes tentatives de rompre ce silence, elle le laisse faire maintenant, n’ayant plus le désir de se battre contre ce silence lourd de non vie qu’elle n’a pas choisie.

Elle est consciente de son incapacité à ne plus rien pouvoir faire, le poids de sa solitude l’entraîne à ne plus avoir d’envie.
L’envie ne se produit pas par les autres, mais, les mots, les rires, les paroles partagés sont vie, moments de joie, de complicité dont elle a perdu le sens.
Le silence du vide de présence qui l’entoure la fait mourir lentement. Elle fait semblant de vivre, mais elle seule le sait.
En la croisant, son bonjour ne laisse rien paraître de sa détresse.
Elle n’existe plus, comme si elle s’était transformée en un caméléon, fondu dans le paysage sans le voir.

Souvent elle se dit transparente, puisque plus personne ne la voit, elle se compare à une vitre, qui n’arrête pas le regard de ceux qui ne veulent plus la voir.
A la différence, c’est que le verre d’une fenêtre salie par une crotte de mouche, se nettoie.
Elle est moins qu’une crotte de mouche, puisque la tâche noire de l’absence d’amis s’agrandit au fil des années, rétrécissant sa vie, empêchant la lumière de la vie d’entrer. personne ne désire plus nettoyer cette vitre.

Elle ne peut plus entendre le silence des autres, épuisée par ses questions sans réponse : qu’a t’elle fait ?
Que n’a t’elle pas fait ?
Qui répondra un jour, crevant l’abcès du vide de réponse qui l’empoisonne, la mène vers le néant ?

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